L’inquiétante réalité du boni en Haïti

L’inquiétante réalité du boni en Haïti

Quand le mutisme des autorités se joint à l’avarice des patrons, les ouvriers sont dans la crasse.

Hector Pierre (Nom d’emprunt) travaille depuis 7 ans à l’usine Haïti Premier Apparel S.A. La dernière vague de mouvements de protestation déclenchée par la décision du gouvernement de revoir à la hausse les prix des produits pétroliers, en septembre 2022, a contraint les responsables de cette entreprise de la sous-traitance à suspendre temporairement leurs activités pour les reprendre au mois de décembre 2022.

Apres cette réouverture, les ouvriers, fraichement revenus d’une période de vache maigre, ont misé sur le paiement de leurs congés et leurs bonis pour se refaire une certaine santé économique.

Surprise ! Dès le début, des responsables de l’entreprise annoncent qu’ils ne comptent pas octroyer de boni aux ouvriers, à cause de la situation du pays.

Les semaines de protestation qui s’en suivent se sont soldées par le revoi pur et simple de 23 ouvriers perçus comme des chefs de file du mouvement dont, Hector Pierre.

Philippe Volmar est avocat spécialiste en droit du travail. Il souligne qu’en cas de violation du droit de l’employé tel que le refus de l’employeur de lui verser son boni, ce dernier peut avoir recours à la direction du travail du Ministère des Affaires Sociale qui tachera de trouver une formule de conciliation ayant pour objectif de contraindre le patron à verser le boni qui est un droit.

En dépit de l’existence de la conciliation et le fait que son droit est foulé aux pieds, Hector Pierre, père de 2 enfants, dit n’entendre pas entamer des démarches auprès du Ministère des Affaires Sociales et du Travail, puisque selon lui, sa bataille est perdue d’avance, vu le contrôle qu’auraient exercé les patrons sur les responsables de ce Ministère.

Selon Hector Pierre, quand les relations de travail se dégradent entre patrons et ouvriers en Haïti, l’organe régulateur, à savoir la direction du travail du ministère des Affaires Sociales, appelé à équilibrer la balance, s’adonne souvent à une véritable politique de l’autruche.

Ainsi, il se contente d’un chèque contenant le total de son boni et de son congé sans le préavis après 7 années de services.

Touché par la situation des ouvriers au sein de l’usine Haïti Premier Apparel S.A , le coordonnateur général du Central National des Ouvriers Haïtiens (CNOHA), Dominique St Eloi a tenté de prendre les choses en main en informant la direction du Travail du MAST, du fait que des ouvriers protestaient depuis le samedi 10 décembre 2022, contre la décision des responsables de cette entreprises de sous-traitance qui leur ont annoncé sa décision de ne pas payer le boni cette année.

C’est la même situation à l’usine MGA, dirigée par des Coréens et se situant aux buildings 11 et 17 de la SONAPI, a souligné Dominique St Eloi.

Pourtant, loin de répondre à l’appel sur ces cas de violation des droits des ouvriers, la directrice du Travail du MAST, Guerline Jean Louis, a prétexté n’avoir pas de carburant pour favoriser le déplacement des inspecteurs sur les lieux, a dénoncé Dominique St Eloi.

Pour faciliter le travail à la directrice qui se dit être en panne sèche, Dominique St Eloi a conduit, le lundi 26 décembre 2022, une délégation de 5 parmi les 23 ouvriers révoqués, au MAST, dans le but de convoquer les responsables de l’usine au bureau de conciliation du ministère.

Contactée par Radio graphie sur ce cas, la directrice du travail, Guerline Jean Louis a refusé tout commentaire sur ce cas de violation des droits des travailleurs et nos tentatives pour entrer en contact avec les responsables de cette usine ont été vaines.

MAST, un tigre en papier

Le Ministère des Affaires Sociales et du Travail (MAST), à travers un communiqué publié le 30 novembre 2022, a rappelé aux employeurs des entreprises et institutions à but lucratif, « l’obligation » de payer aux employés un salaire complémentaire ou boni entre le 24 et le 31 décembre de chaque année.

L’article 154 du Code du Travail Haïtien consacre le boni en stipulant: « Entre le 24 et le 31 décembre de chaque année, les employeurs sont tenus de payer à leurs employés un salaire complémentaire ou boni, quelle que soit la durée de l’emploi ».
Cependant, les entreprises à but non lucratif et les institutions à caractère philanthropique régulièrement enregistrées et autorisées à fonctionner à ce titre, comme les ONG par exemple, sont exemptes de cette obligation, souligne le paragraphe 2 de cet article.

Dans son communiqué, le Ministère des Affaires Sociales et du Travail avait rappelé aux employeurs qu’il entendait sévir contre les récalcitrants en déployant un « corps d’inspecteurs du travail sur tout le territoire national pour s’assurer de l’application des prescrits de la loi au sein des entreprises et institutions concernées ».

Là encore, les menaces d’une instance étatique, dans son rôle de régulateur des relations de travail entre patrons et travailleurs, ne sont que pour la galerie.

Jointe au téléphone par Radio graphie, quelques jours après la publication du communiqué, la responsable de la direction du travail du MAST, Guerline Jean Louis qui a menacé de mobiliser les inspecteurs du travail, a capitulé en dévoilant qu’elle ne sait même pas combien d’inspecteurs travaillent sous sa direction.

Pour justifier cette faiblesse, elle révèle que le Ministère détient 13 bureaux régionaux à travers le pays et que « chaque bureau, peut recruter des inspecteurs du travail ».

Un vrai désordre qui peut handicaper l’inspection promise par le ministère au sein des entreprises et institutions qui prendraient le risque ne pas verser le boni à leurs employés. Questionnée sur la façon dont, le Ministère compte procéder pour faire respecter la loi, avec un tel désordre dans son inspectorat, Guerline Jean Louis se montre plutôt candide en balançant: « Je n’ai jamais entendu de cas d’entreprises qui refusent de payer le boni. Elles le feront quand même puisque c’est la loi ».
Ainsi, en dépit des faits, la directrice a préféré substituer sa mission de faire respecter la loi à la bonne volonté des patrons.

Un Code du travail dépassé

Jérôme Paul Eddy Lacoste est Travailleur social et professeur à la Faculté des Sciences Humaines de l’Université d’Etat d’Haïti. Il rappelle que le boni n’est pas un cadeau mais le total d’un subtil prélèvement de 1/12e du salaire de l’employé réalisé chaque mois par l’employeur.

Au bout des 12 mois que compte l’année, ce prélèvement équivaut à 12/12e, soit le total d’un mois de travail, a souligné Jérôme Paul Eddy Lacoste.

Selon l’avocat Philippe Volmar, derrière cette disposition légale se trouve l’esprit du législateur qui récompense l’employé pour le travail fourni au cours de l’année. Ainsi, les employeurs ont l’obligation de payer le boni aux employés.

Prélever le 1/12e mensuellement et ne pas le verser à la fin de l’année à l’employé, est qualifié d’infraction du travail, a souligné l’avocat.

Face à une telle infraction, le Code du Travail Haïtien, actualisé en 1984, ne prévoyait qu’une amende allant de 1 000 à 3 000 gourdes pour les contrevenants aux dispositions liées au boni, rappelle Philippe Volmar.

L’article 158 du Code est clair : « Tout contrevenant aux dispositions du présent chapitre sera passable d’une amende de 1 000 à 3 000 gourdes pour chaque infraction à prononcer par le tribunal du travail, à la diligence de la Direction du travail, cela sans préjudice des dommages-intérêts en faveur des intéressés.


Les oubliés de la loi

Selon le professeur Jérôme Paul Eddy Lacoste, le boni est apparu en Allemagne avec Otto Von Bismarck dans le cadre de la mise en œuvre de la législation du travail, faisant obligation aux patrons de faire une épargne obligatoire de 1/12e du salaire mensuel de l’employé.

En Haïti, cette législation sociale a été établie sous la présidence de Sténio Vincent qui a institué la loi des 3*8.
Cependant, il a fallu attendre la présidence de Paul Eugene Magloire pour que le boni soit une réalité dans les entreprises du secteur privé en Haïti.

Selon le professeur, l’Etat faisait certes, obligation aux entreprises privées de payer le boni mais ne l’a pas fait pour ses propres employés jusque dans les années 1970 où il a été décidé de payer le boni aux employés des entreprises autonomes de l’Etat comme, l’Ed’H, la Teleco ou l’Autorité Aéroportuaire National.

Les autres employés du secteur public ne percevaient pas de boni jusqu’en 1994, lorsque le ministre de la Planification, Marc Bazin a décidé que le Boni soit donné a tous les employés de l’Etat haïtien. Ce, en dépit du fait que le Code du Travail Haïtien dâtant de 1961 et actualisé par décret le 24 février 1984.

Aujourd’hui encore, le paiement du boni n’est pas homogène en Haïti, a rappelé Jérôme Paul Eddy Lacoste, soulignant que, sans aucune raison, certains travailleurs ne reçoivent pas de boni en Haïti.

Ainsi, outre les employés des entreprises à but non lucratif, les consultants, les contractuels du secteur privé, les employés de maisons et les employés des Mairies qui perçoivent leurs salaires à partir des fonds de ces institutions, n’ont pas droit au boni.

Samuel Celiné